Introduction
A la fin de l’année dernière, le Parti Libertarien français a eu l’occasion d’interviewer le président du Parti Libertarien Russe : Sergey KARNAVSKY. Avant la guerre en Ukraine, les libertariens russes étaient souvent considérés comme la deuxième force d’opposition au régime de Poutine après les équipes de Navalny tragiquement tué en prison ce 16 février 2024.
Avant 2022, le Parti Libertarien russe a réussi à organiser des manifestations massives, ainsi qu’une conférence de HOPPE à Moscou avec plus de 1000 participants et comptait plus de 1000 membres militants actifs à travers toute la Russie. Malgré une absence d’accès aux médias de masse, les idées libertariennes rencontrent un succès important grâce à leur diffusion via Internet et dans des conférences, couplée à l’action politique. Pour en savoir plus, je vous invite à regarder cette vidéo.
En 2020, le Parti Libertarien a connu une scission conflictuelle. Depuis, les deux organisations revendiquent le nom du Parti Libertarien Russe (PLR) et partagent le même logo.
1) https://lp-russia.org/ présidé par Marina MACIPULINA (souvent appelé PLR de SVETOV)
2) https://libertarian-party.ru/ présidé par Sergey KARNAVSKY
Cette interview présente donc le point de vue de Sergey KARNAVSY. Pour plus de contexte, nous avons ajouté quelques notes du traducteur sous ce format [note du traducteur].
Table des matières
Pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous êtes arrivé au Parti Libertarien Russe ?
Mon nom est Sergey Karnavsky. Je suis écrivain et traducteur, je vis dans le Yamal – une province sibérienne loin de Moscou. J’ai adhéré aux idées libertariennes au début des années 2010 et j’ai rejoint le Parti Libertarien de Russie (PLR) en 2013, lorsque le parti se préparait à son enregistrement officiel. Depuis 2023, j’en ai pris la direction en tant que président.
Parlez-nous de l'histoire du PLR et du mouvement libertarien en Russie.
Le Parti libertarien de Russie a été créé par des étudiants, des universitaires, des activistes à Saint-Pétersbourg à la fin de 2007 (la date officielle de sa création étant considérée comme le 15 avril 2008, jour de l’enregistrement par le ministère de la Justice de la première initiative de comité pour créer le parti). Parmi les initiatives libertariennes précédentes, nous pouvons mentionner des projets tels que le « Libertarium de Moscou » et InLiberty [note du traducteur – projets liés à la diffusion des idées libertariennes].
Cependant, le PLR est devenu la première et la plus grande organisation politique du pays à déclarer comme objectif la minimisation de l’intervention de l’État dans l’économie et la vie des gens. Nous poursuivons notre objectif par l’éducation et la participation à la politique dans le respect du cadre légal. Les membres de notre parti ont participé et remporté des élections régionales et municipales, organisé des conférences scientifiques et éducatives, des meetings politiques. Nous avons plusieurs fois soumis des documents pour enregistrer officiellement le parti, mais nous avons reçu des refus injustifiés du ministère de la Justice.
Quels ont été les succès et les échecs du mouvement libertarien ?
Parmi les succès, je mentionnerai d’abord les victoires électorales. En 2012, Vera Kichanova de notre parti est devenue la première députée libertarienne en Russie; elle a été suivie par Andrey Shalnev, Dmitry Petrov, Vyacheslav Galinov et d’autres. Deuxièmement, les conférences scientifiques populaires organisées par les membres du PLR (« Les Lectures d’Adam Smith », « Les Conférences commémoratives d’Ayn Rand », « Les Forums des gens libres » dans les régions de Russie) se sont établies comme des événements majeurs dans la vie intellectuelle et politique du pays. De plus, à l’époque précédant la pandémie de COVID-19, les libertariens se sont montrés compétents en tant qu’organisateurs et participants à des manifestations de grande envergure, consacrées à des questions d’actualité (comme les tentatives de bloquer le messager Telegram, les restrictions Internet, l’inscription de candidats indépendants à la Douma de la ville de Moscou).
Bien sûr, tous les projets et initiatives ne se terminent pas par des succès. La question de l’enregistrement du parti n’est toujours pas résolue à cause de la décision des autorités de ne pas enregistrer les forces politiques indépendantes de l’Administration présidentielle.
Quels sont les traits distinctifs du libertarianisme en Russie ?
En entendant les raisonnements théoriques de nos camarades de pensée, vous les classerez immédiatement et sans aucun doute dans la pensée politique libertarienne. La caractéristique distinctive du libertarianisme en Russie réside moins dans la philosophie que dans la nature des relations avec l’État. La participation à la politique légale et publique implique certaines règles démocratiques communes pour les deux parties (l’État et la société). Cependant, l’État russe interdit et criminalise sous de faux prétextes la politique de rue pacifique, transformant ses opposants politiques en prisonniers politiques – en bref, il ne respecte aucune règle; et la société doit en tenir compte.
Quels courants politiques sont représentés dans le PLR ? (libéraux classiques, minarchistes, capitalistes anarchistes, panarchistes...)
Le programme de notre parti a été et reste ouvertement minarchiste, visant à minimiser l’intervention de l’État dans la vie des gens. Cependant, nous attirons un large éventail de politiciens libertariens : nos rangs comprennent à peu près autant de minarchistes (et de libéraux classiques qui ne diffèrent que peu en pratique) que d’anarcho-capitalistes (parmi ceux qui voient un intérêt à soutenir un parti avec un programme minarchiste). En général, tous les courants du libertarianisme sont représentés dans le parti.
Dans l’imaginaire occidental, on associe souvent les Russes aux idées communistes et autoritaires. Cependant, le Parti Libertarien Russe (PLR) a organisé d'importantes manifestations, une grande conférence de Hoppe, et vous avez plusieurs fédérations locales à travers toute la Russie. Comment le libertarianisme est-il devenu populaire en Russie ?
En fait, les Russes ont de riches traditions de liberté et de résistance à l’État. Regardez simplement la contribution générale de nos compatriotes à la théorie et à la pratique anarchistes. Rien d’étonnant à ce que le libertarianisme soit populaire parmi les Russes – l’État russe dans toutes ses incarnations a généralement fait tout ce qu’il fallait pour mériter la méfiance des gens, c’est pourquoi notre prédication de la liberté trouve un écho favorable.
Les partisans du communisme en Russie aujourd’hui s’orientent souvent vers le socialisme des années 70, l’époque de Brejnev et du pic de puissance de l’URSS. Les gens ne regrettent pas la tragédie sanglante de la révolution mondiale, mais leur jeunesse (ou celle de leurs parents), leur niveau de vie, leur sécurité et leur bien-être (qui n’étaient pas très bons, mais la mémoire a tendance à embellir le passé). Paradoxalement, les « communistes » russes sont souvent des conservateurs nostalgiques.
Poutine a surfé sur la vague de cette nostalgie soviétique à un moment donné, ce qui, combiné à la conjoncture favorable des prix du pétrole dans les années 2000, lui a apporté la popularité et lui a permis de construire un régime autoritaire. Mais il ne faut pas en conclure que les Russes aiment l’autoritarisme en soi. Même dans le contexte d’une réaction civile sans précédent, la société civile russe revendique clairement sa demande de démocratisation, de liberté politique et économique.
Pourquoi y a-t-il eu une scission au sein du PLR ? Quelles sont les caractéristiques distinctives des deux partis ? Et comment travaillez-vous ensemble ?
Je pense que la source de la scission du PLR en deux partis a été le désir d’une partie des anciens membres de reconfigurer notre organisation d’une structure démocratique et pluraliste en un parti personnaliste servant un leader spécifique (dans ce rôle, un blogueur populaire a tenté de privatiser et d’associer son nom à la fois au concept de libertarianisme russe et au parti).
Après que ce blogueur et son équipe n’ont pas réussi à obtenir une majorité absolue au congrès du PLR en 2019, cette équipe s’est tournée vers l’attisement des conflits internes, la réécriture et la distorsion des documents procéduraux, les scandales sales et les provocations. En conséquence, un an plus tard, deux congrès parallèles ont eu lieu et deux partis homonymes sont apparus. Notre parti est resté démocratique et largement représenté dans les régions de Russie ; l’autre parti ressemble extérieurement à une structure personnaliste (bien que je ne sache pas ce qui se passe à l’intérieur, je ne suis pas membre), et la plupart de ses membres se trouvent actuellement en dehors de la Russie.
La scission de 2020 n’était pas idéologique, bien que les opposants, se référant aux scandales qu’ils ont eux-mêmes amplifiés, tentent parfois de qualifier certains de « faux libertariens ». En réalité, l’autre parti compte des libertariens convaincus avec lesquels nous sommes prêts à collaborer sur des questions spécifiques. Les statuts des partis n’autorisent pas la double adhésion, mais permettent aux membres d’un parti d’être partisans d’un autre. Notre interaction au niveau organisationnel est actuellement limitée à une coordination minimale sur les questions de sécurité de nos membres.
Quelles difficultés rencontrent les libertariens dans la Russie de Poutine ? Comment avez-vous réussi à travailler avant la guerre en Ukraine et qu'est-ce qui a changé depuis le début de la guerre ?
Le militantisme de terrain, c’est-à-dire les manifestations et les piquets, ont été pratiquement interdits avec l’arrivée de la Covid-19 en 2020. De nombreux États ont utilisé cet événement à cette époque. Le régime de Poutine s’est clairement réjoui de la possibilité hypocrite de limiter le droit des citoyens à manifester pacifiquement et a tardé à abandonner cette pratique même après la fin de la pandémie.
En 2021, juste avant la guerre, le pouvoir a commencé à durcir la législation, à emprisonner les opposants (Alexeï Navalny étant le cas le plus connu, mais pas le seul), à les déclarer « agents étrangers » et extrémistes, et à dissoudre les organisations de défense des droits de l’homme comme « Mémorial ».
Avec le début de la guerre, la machine de répression s’est mise en marche des dizaines de fois plus rapidement. Les gens ont été arrêtés pour le mot « guerre », pour des slogans sur les étiquettes de prix, pour « discréditer les forces armées », ce qui peut signifier n’importe quoi. En mars 2022, la police a interrogé notre ancien président, Boris Fedukin, sur une accusation absurde de « possible implication dans la mise à feu de l’abri anti-aérien de Staline sous Samara ».
En 2022, des milliers de personnes ont été contraintes de quitter leur patrie pour échapper à la persécution et à la mobilisation forcée. Les libertariens ont ressenti le poids des répressions d’État intensifiées, tout comme les autres citoyens Russes.
Quelles répressions ont subi les libertariens en Russie ? Comment parvenez-vous à faire de la politique dans de telles conditions difficiles ?
Actuellement, aucun de nos membres ou sympathisants n’est sur le front ou en prison en raison de son activité politique. C’est largement grâce à notre groupe interne de défense des droits, qui conseille les libertariens sur la manière de communiquer avec l’État, réagit rapidement aux nouvelles arrestations et aide à trouver des avocats. Au fil des années, nos camarades ont été soumis à des poursuites administratives et pénales pour des actions politiques. Habituellement, il s’agit d’amendes, d’arrestations de quelques jours ou semaines, d’interrogatoires ou de détentions dans des cellules de police ordinaires ou politiques (le prétendu « centre E ») [note du traducteur : Centre E est Centre de lutte contre l’extrémisme, l’organe du ministère de l’intérieur]. Il y a eu des cas de résidence surveillée prolongée. De 2021 à 2023, 16 % des membres du parti ont été soumis à de telles persécutions. Beaucoup ont passé plusieurs semaines dans des centres de détention spéciaux (une sorte de prison où l’on est envoyé pour de petites infractions pour une durée allant jusqu’à un mois). L’espace de la politique légale (et c’est précisément ce que le PLR fait) se rétrécit en Russie chaque jour, mais nous continuons à participer aux campagnes électorales, aux débats et à d’autres formes restantes de vie politique. Personne ne le fera à notre place.
Quel est le processus d'adhésion au PLR ? Sur votre site, j'ai lu que pour adhérer au parti, il ne suffit pas de payer une cotisation, mais il faut passer un entretien. Pourquoi un tel processus complexe est-il nécessaire et cela ne décourage-t-il pas les gens de rejoindre le PLR ?
Comme mentionné précédemment, notre État ne respecte pas toujours les règles du jeu équitable. L’adhésion à un parti d’opposition n’est pas simplement un don financier (nos cotisations sont en fait volontaires). C’est aussi un risque potentiel mais bien réel, tant pour le candidat que pour le parti lui-même, si un provocateur de la police se fait passer pour un libertarien. L’entretien aide à évaluer le niveau de préparation théorique et les points de vue de la personne, à lui expliquer ce que signifie être membre du PLR, et à prendre une décision réfléchie sur l’opportunité d’accepter ou non la personne dans le parti. Pour certains, cela les décourage certainement, tandis que pour d’autres, cela crée au contraire une impression d’approche sérieuse d’une question importante.
Quelles sont les ambitions politiques du PLR pour les années à venir ?
Rendre la Russie libre.
En termes plus concrets, nous continuons à lutter pour l’enregistrement, pour des sièges de députés aux élections, pour le droit de parler aux gens et de les éduquer.
Quelle est votre position sur la guerre en Ukraine et sur les territoires occupés par la Russie ?
Dès le début du conflit, nous avons condamné à plusieurs reprises l’agression et appelé à la paix (qui est impossible sans mettre fin à l’agression et rétablir le statu quo). Notre première déclaration à ce sujet est intervenue dès le 24 février 2022. Maintenant, je voudrais me référer à l’un des textes les plus récents – à la résolution du VIIIe Congrès du PLR, qui s’est tenu à Moscou le 16 septembre 2023, intitulée « Pour la paix et la liberté« .
[Traduit du russe en français par Vadim ASADOV]