Plusieurs femmes ont exercé une influence majeure sur l’émergence de la philosophie libertarienne. A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous vous proposons de découvrir le parcours d’Ayn Rand – son roman La Grève est considéré comme étant le second livre le plus influent aux Etats-Unis – d’Isabel Paterson dont l’essai The God of the Machine serait l’équivalent pour les défenseurs du capitalisme de ce que représentent Le Capital pour les communistes.
Mais commençons tout d’abord par présenter Rose Wilder Lane, la « pionnière oubliée » du libertarianisme. Écrivaine, journaliste et penseuse politique, elle a tracé, au fil de sa plume et de ses voyages, les contours d’un libertarianisme moderne, bien avant que le terme ne devienne un étendard. Son livre The Discovery of Freedom (1943) posa les bases d’une philosophie de l’émancipation, influençant des générations de penseurs libertariens. Pourtant, son nom demeure méconnu du grand public. Qui était donc cette femme qui, entre les romans et les manifestes politiques, a su conjuguer la force des idées et le pouvoir des récits ?
Rose Wilder Lane : La Pionnière

Si le nom de Rose Wilder Lane vous semble familier, c’est que celle-ci n’est autre que la fille de Laura Ingalls Wilder, l’auteure de la série de romans La Petite Maison dans la Prairie, popularisée par la série télévisée éponyme.
Née en décembre 1886 dans le territoire du Dakota, Rose Wilder passa ses premières années dans la ferme familiale avant que ses parents n’achètent un terrain et s’installe à Mansfield dans le Missouri. Elève brillante elle ne put cependant prolonger ses études en raison des ressources financières limitées de ses parents mais obtint toutefois son diplôme d’étude secondaire alors qu’elle séjourne chez l’une de ses tantes en Louisiane. Elle prit son indépendance à 17 ans en acceptant un poste en tant qu’agent de télégraphie et elle effectua de nombreux voyages à travers les Etats-Unis avant de s’établir à San Francisco.
C’est à San Francisco qu’elle épousa Gillette Lane en 1909. Dans les années qui suivent, Rose commença à rédiger des articles pour le San Francisco Bulletin. Elle devient une journaliste reconnue et a notamment l’occasion de publier des interviews de Charlie Chaplin et Henry Ford. Rose et Gillette divorcent en 1918. Elle quitta alors le San Francisco Bulletin et continua à écrire pour d’autres journaux en tant que journaliste indépendante.
Au sortir de la première guerre mondiale, elle part en Europe dans le cadre d’une mission pour la Croix Rouge et restera un moment dans l’ancienne Union soviétique, une expérience cruciale qui la secoua et détruisit la sympathie qu’elle avait pu avoir pour le mouvement socialiste. Finissant ses travaux pour la Croix Rouge en 1922, elle fit un tour d’Europe et du Moyen-Orient.
De retour aux États-Unis au début des années 30, Wilder Lane devint une auteure prolifique de nouvelles, de romans et d’articles de magazines. Durant cette période, elle entama une longue collaboration avec sa mère, qu’elle encourageait à écrire des histoires à propos de son enfance dans le Far West.
À partir des années 1940, elle se consacra au journalisme politique : farouchement opposée au communisme depuis son séjour en URSS, elle publia en 1943 un essai qui fit date dans le mouvement libertarien aux États-Unis : The Discovery of Freedom. C’est également à cette époque qu’elle débuta une correspondance avec Ayn Rand.
Rose Wilder Lane n’était pas seulement une théoricienne, mais aussi une activiste. En 1945-46, elle mena une campagne contre l’introduction du zonage dans sa ville, qu’elle voyait comme une violation des droits de propriété individuelle. Elle s’occupa de ses propres plantations durant la guerre pour éviter le rationnement, et quitta par la suite son poste éditorial au National Economic Council pour ne pas payer de cotisations de sécurité sociale. Sa prémonition sur l’instabilité de ce système était éblouissante : tout au long des années 50 elle le décrivit comme une pyramide de Ponzi qui de façon prévisible courait à sa perte.
L’influence de The Discovery of Freedom a été atténuée par son indisponibilité durant de nombreuses années. Cependant son impact sur une génération de défenseurs de la liberté fût important. Elle prit sous son aile son avocat, Roger MacBride, qui en 1976 sera le candidat du Libertarian Party à l’élection présidentielle.
Toujours en quête de nouvelles découvertes, Rose Wilder Lane repartit pour de nombreux voyages, notamment un séjour dans le Vietnam en guerre en 1965 dont elle tira un reportage publié en 1967 dans la revue Women’s Day.
La mort surprend Rose dans son sommeil le 30 octobre 1968, alors qu’elle se préparait pour un nouveau périple à travers le monde.
Isabel Paterson : La Fondatrice

Isabel Paterson, est née au début de l’année 1886 sur l’île Manitoulin au Canada. Elle est venue enfant aux États-Unis, où elle a grandi dans la campagne du Michigan. Sa famille était assez pauvre et vivait dans des conditions souvent précaires. Adolescente, elle eût une série de petits boulots comme serveuse, sténographe et comptable. En 1910, elle se maria à Kenneth Birrell Paterson mais quittera son époux en 1918.
Paterson commença à écrire des romans à 28 ans, enchaînant deux westerns qui contenaient un fort message pro libre-échange. Après la Première Guerre mondiale, elle déménagea à New York, où elle deviendra éditrice littéraire pour le Herald Tribune. A partir de 1924 et pendant près de 25 ans, elle écrira une rubrique pour la section Livres du journal.
Durant les années 1930, Paterson mena des discussions avec un groupe de jeunes conservateurs qui restaient tard aux bureaux du Herald Tribune pour aider à boucler la section Livres. Parmi eux, une auteure débutante du nom d’Ayn Rand. Paterson utilisera par la suite sa rubrique pour promouvoir les travaux de Rand, celle-ci rendra la pareille en recommandant le livre de Paterson à ses propres connaissances. Le duo correspondait de manière prolifique, jusqu’à ce qu’elles cessent d’échanger à la suite d’une dispute particulièrement forte en 1948.
Publié pour la première fois en 1943, son essai The God of the Machine dénonce fermement les entraves politiques à la liberté individuelle et tient une place fondamentale dans la pensée libertarienne. Ayn Rand a salué ce livre en disant qu’il est l’équivalent pour les défenseurs du capitalisme de ce que représentent Le Capital pour les communistes et la Bible pour les chrétiens.
Ses vues politiques poussèrent les éditeurs à la licencier du Herald Tribune en 1949, mais les investissements de Paterson lui permirent de vivre suffisamment bien pour ne pas avoir besoin de recourir à la sécurité sociale. Sa carte de sécurité sociale restera dans ses papiers, l’enveloppe originale close. Paterson passa ses dernières années à écrire et décèdera à l’âge de 74 ans.
Ayn Rand : le rêve américain d’une immigrée soviétique

Le 19 février 1926, une jeune fille de tout juste 21 ans débarque à New York. Quelques semaines plus tôt, Alissa Zinovievna Rosenbaum avait quitté l’Union soviétique pour ne jamais y revenir. Officiellement, elle était seulement partie visiter de la famille à Chicago, mais Alissa Rosenbaum avait d’autres plans. Enfant, elle avait vu la révolution bolchevique réduire sa famille de classe moyenne à la misère et était convaincue que le communisme ferait subir le même sort à la Russie. Après être restée plusieurs mois avec ses proches à pratiquer son anglais, elle se dirigea vers Hollywood pour démarrer une nouvelle vie sous un nouveau nom : Ayn Rand.
Alors qu’elle faisait le pied de grue devant les studios de cinéma, elle rencontra le réalisateur et producteur Cecil B. DeMille qui lui donna du travail sur le film The King of Kings. La jeune femme y rencontre l’acteur Frank O’Connor qu’elle épousera le 15 avril 1929. Le couple restera uni jusqu’à la mort d’O’Connor en 1979.
La carrière d’auteur de Rand démarra en 1932 avec la vente d’un scénario, Red Pawn, qui n’a jamais été produit. Cependant elle en tira suffisamment d’argent pour se concentrer à temps plein sur son travail d’écriture. En deux ans, elle écrivit un roman et une pièce, en plus de nombreuses nouvelles.
La pièce, initialement intitulée Penthouse Legend, était une histoire de meurtre dans laquelle les membres du public étaient choisis pour jouer les jurés et influer la trame de la pièce. Le roman, publié en 1936, était Nous les Vivants, l’histoire d’une femme nommée Kira qui, dans les années qui ont suivi la révolution russe, feint d’aimer un fonctionnaire communiste pour aider son amant aristocrate Leo. C’est l’écrit le plus proche d’une autobiographie qu’aura publié Rand, qui montre comment le système collectiviste écrase avec perversion ce qu’il y a de noble dans l’esprit humain. Le livre reçut d’assez bonnes critiques mais eût un succès plutôt confidentiel.
En 1937, Rand écrivit le roman Anthem, où elle dépeint une dystopie collectiviste futuriste où même le mot « je » avait été oublié. Le livre fût publié l’année suivante en Angleterre, mais il faudra attendre 1945 pour le voir apparaître aux États-Unis. En effet, à cette période les idées socialistes ont le vent en poupe aux Etats-Unis et Ayn Rand peine à trouver un éditeur.
En 1940, Rand et son mari participent à la campagne présidentielle américaine pour le candidat libéral Wendell Willkie dans leur section de la ville de New York. Cet activisme lui permet de rencontrer des intellectuels favorables au capitalisme de laissez-faire. Le journaliste Henry Hazlitt et sa femme permettent à Rand et à son mari de rencontrer l’économiste autrichien Ludwig von Mises qui admire les travaux de Rand, en dépit de différences philosophiques.
Elle connaîtra son premier grand succès avec la publication de La Source vive, le 8 mai 1943, roman qu’elle a mis sept ans à écrire. Refusé par douze éditeurs, le manuscrit est finalement accepté par la maison d’édition Bobbs-Merrill. Vendu à six millions d’exemplaires, le livre devient un succès planétaire et sera adapté au cinéma en 1949.
Au début des années 50, Rand retourna à New York. Elle commença à attirer un groupe de jeunes intellectuels qu’elle avait inspirés avec sa conception de vertu personnelle articulée dans La Source Vive, qui met en avant une intégrité scrupuleuse et la poursuite rationnelle de l’intérêt personnel.
En 1957, la publication de La Grève (Atlas Shrugged) fît passer Rand du rang de romancière d’idées à leader d’un mouvement intellectuel à part entière. Le roman était épique aussi bien par son épaisseur que par son thème. À travers le déroulement de son roman, Ayn Rand fait le lien entre le collectivisme politique et la tyrannie, illustrant comment l’un mène immanquablement à l’autre. De façon ambitieuse et peu orthodoxe, Rand place au point culminant du livre le célèbre discours de John Galt (de 60 pages), dans lequel elle détaille sa propre théorie. Elle inclut non seulement l’égoïsme éthique et son engagement politique pour le capitalisme de laissez-faire, mais aussi ses idées sur la nature humaine, la métaphysique, l’épistémologie et le lien entre raison et émotion.
La Grève sera sa dernière œuvre de fiction. Durant les dix années qui suivirent, Ayn Rand fera la promotion de sa philosophie, l’objectivisme, à travers d’autres ouvrages notamment The Virtue of Selfishness, mais aussi en participant à des émissions de télévision, en donnant des conférences et en enseignant pour de prestigieuses universités.
À la suite de sa mort d’un cancer du poumon en 1982, son ancien secrétaire, Robert Hessen, donna l’explication suivante sur l’impact de Rand :
Il y avait de nombreuses défenses du capitalisme face au socialisme quand Atlas est paru dans les années 50, mais c’était pour beaucoup la théorie de la baignoire — le capitalisme est supérieur parce qu’il est plus efficace et crée de plus grosses baignoires que le système soviétique. Elle a fourni une défense morale qui électrisait ceux qui n’avaient jamais entendu parler de capitalisme qu’avec des termes très techniques. Elle a clairement fait comprendre qu’une société libre est aussi une société productive, mais ce qui compte est la liberté individuelle.
L’influence de Rand a continué de grandir même après son décès. Beaucoup de libertariens ont découvert les idées libertariennes par les romans de Rand, qu’ils aient finalement adopté ou non sa philosophie objectiviste. Son énorme contribution à la croissance du libertarianisme (terme qu’elle rejetait pourtant) n’était finalement pas tant ses arguments philosophiques pour une société libre mais plutôt une vision littéraire qu’elle apporta de cette société et du genre de personnes qui y serait le plus approprié. Son message n’était pas plus personnel que politique et ses lecteurs n’étaient pas seulement inspirés par sa description des bénéfices de la liberté politique, mais aussi par la noblesse de la vie d’un individu libre.